vendredi 23 mars 2012

vos prétoriens viendront quérir les deniers de la trahison

Un des aspects les plus amusants du discours des complotistes réside dans leur insistance à décrire les classes dominantes non seulement comme monolithiques, toute puissantes et fondamentalement malfaisantes, mais aussi comme profondément stupides. Elles semblent en effet passer leur temps à fomenter des conspirations dignes d’un Fu Manchu dopé au crack... pour détruire les conditions objectives de leur propre pouvoir.

Les classes dominantes se caractérisent par leur capacité à attirer à elles une part importante, parfois même majoritaire, de la richesse d’une société. La manière dont elles y arrivent varie considérablement, entre les sociétés et à l’intérieur d’une même société. Dans la nôtre, on peut accéder au monde des privilégiés en maîtrisant une compétence scientifique, artistique ou sportive particulièrement prisée, en détournant à son profit un partie des flux financiers, en démontrant sa capacité à mener une faction politique, sinon à la victoire du moins à une certaine proéminence...

Toutes ces voies d’accès au monde des riches ont cependant une chose en commun : elles sont basées sur la capacité de manipuler des abstractions qui n’ont de sens que dans une société aussi complexe que la notre.

Pour bien comprendre ce que cela veut dire, il faut se retourner vers Giambattista Vico (1668 – 1744). Professeur de rhétorique à l’Université de Naples,  Giambattista Vico est aussi l’inventeur de la philosophie de l’histoire et un des fondateurs de ce que Zeev Sternhell appelle les anti-lumières, c’est à dire les opposants à l’universalisme et au rationalisme en matière politique – est-il utile de préciser qu’en ce qui me concerne c’est un titre de gloire ?

Dans son maître ouvrage - Principi di Scienza Nuova d'intorno alla Comune Natura delle Nazioni – il défendait une vision cyclique de l’histoire dans laquelle le développement d’une civilisation se traduit par la création d’une quantité de plus en plus importante d’abstractions. Pour prendre un exemple que nous connaissons bien, la richesse était ,dans les société anciennes, mesurée en acre de terre ou en têtes de bétail. Ces dernières étant quelque peu encombrantes, on a rajouté un premier niveau d’abstraction en les symbolisant par une quantité prédéfinie de métaux précieux. On a ensuite ajouté un second niveau d’abstraction en apposant un sceau royal sur les dits métaux précieux pour prouver que ceux-ci étaient bien ce qu’ils prétendaient être.

Comme l’or et l’argent pèsent lourd et peuvent faire l’objet de réquisitions involontaires, on a rajouté un troisième niveau en créant le premier papier-monnaie, intégralement échangeable contre de l’or stocké dans un endroit sûr. On s’est ensuite aperçu qu’on pouvait sans risque émettre plus de papier-monnaie qu’on avait d’or, et de fil en aiguille on en est arrivé au système hautement abstrait qui a cours aujourd’hui avec une monnaie qui n’est en fait qu’une promesse d’accès à un certain pourcentage de la production d’un pays et ne vaut que par la confiance que nous plaçons en elle.

Si jamais la quantité de monnaie disponible excédait grandement ce que peux produire l’économie – par exemple parce qu’un utopiste quelconque aura fait descendre sur terre les trillons de dollars qui planent dans la stratosphère financière – cela se traduirait par la nécessité pour chacun d’acheter une brouette afin de transporter au supermarché les masses de billets nécessaires aux courses de la semaine.

Cette montée de l’abstraction a des avantages évidents, comme le faisait remarquer John Michael Greer, mais elle n’est pas sans dangers.
Ce mouvement vers l'abstraction présente des avantages importants pour les sociétés complexes, car les abstractions peuvent être déployés avec un investissement beaucoup plus faible qu'il n'en faut pour mobiliser les réalités concrètes qu’elles représentent. Nous aurions pu résoudre à l’ancienne le débat de l'an dernier au sujet de qui devrait diriger les États-Unis, en appelant aux armes les partisans de McCain et d’Obama et en réglant la question au combat, par une belle journée de septembre sur un pré de l’Iowa au milieu d'une grêle de balles et de coups de canon. Pourtant, le coût en vies humaines, en argent, et en dommages collatéraux aurait été bien supérieurs à celui d’une élection. De la même manière, la difficulté qu’il y aurait à payer des employés de bureau en nature, ou même en espèces, rend l’utilisation d’abstractions beaucoup moins lourde pour toutes les parties concernées.

Dans le même temps, il y a un piège caché dans le confort que donnent les abstractions: plus vous vous éloignez des réalités concrètes, plus il y a de chances que vous n’arriviez plus à les trouver en cas de besoin. L'histoire est jonchée des cadavres de régimes qui ayant fait de leur pouvoir une totale abstraction n’ont pas pu faire face à un défi basé sur la force brutale. On a pu dire de l'histoire chinoise, et on pourrait en dire autant de celle de n’importe quelle autre civilisation, qu’elle est rythmée par le bruit des bottes cloutées montant des escaliers, suivis par le murmure des pantoufles de soie faisant le chemin inverse. De la même manière, les abstractions économiques ne peuvent continuer à fonctionner que tant que des biens et des services réels existent pour être achetés et vendus, et c'est seulement dans les chimères des économistes que les abstractions garantissent la présence de ces biens et de ces services. Vico a fait valoir que ce piège est ce qui sous-tend le déclin et la chute des civilisations, le mouvement vers l'abstraction va si loin que les réalités concrètes sont négligées. En fin de compte les abstractions s’évaporent sans que personne ne s’en rende compte, jusqu'à ce qu'un choc quelconque frappe la tour des abstractions construites au-dessus du vide des réalités, et que toute la structure s'écroule.

Ce mouvement vers les abstractions a une autre conséquence : il change, pour un temps, la nature des compétences que vous devez acquérir si vous voulez intégrer la classe dominante. Là où un chef de guerre anglo-saxon devait savoir piller , se saouler à la bière et conduire ses troupes au combat, le trader, lui, doit pouvoir naviguer au milieu d’une foule de produits financiers tous plus exotiques les uns que les autres. Que du point de vue du citoyen lambda le résultat final soit à peu prés le même ne change rien au fait que les compétences requises pour le poste soient totalement différentes.

Par ailleurs, empiler des abstractions les unes sur les autres implique d’augmenter constamment la complexité de notre société, processus qui, outre le fait qu’il est soumis à la loi des rendements décroissants, nécessite un approvisionnement constant en ressources et énergie de haute qualité.

Comme tous ceux qui ont jeté un coup d’oeil au rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance le savent, ces ressources s’épuisent et la production de certaines, dont le pétrole, a déjà commencé à décliner. Combinez cela avec le rendement décroissant de la complexification de nos sociétés, et il devient évident que nos sociétés vont être confrontées à une simplification forcée. C’est ce que Greer appelle la longue descente et Kunstler la longue urgence.

Naturellement, on peut s’attendre à ce que les classes dominantes fassent payer à celles qui ne le sont pas le prix de ce déclin. L’histoire nous apprend cependant que c’est rarement une bonne idée car cela détruit la légitimité des classes dirigeantes et ouvre un boulevard à toute une ribambelle de leaders populistes, dont Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon nous offrent aujourd’hui un avant-goût.

Plus important, cette simplification se traduira par l’évaporation d’une quantité considérables d’abstractions et un retour de la société aux réalités concrètes que celles-ci étaient censées représenter. Naturellement, chaque niveau d’abstraction qui disparaîtra fera disparaître avec lui un certain nombre de "niches sociales" occupées en général par ceux que nous considérons comme des privilégiés.

Si, et c’est une possibilité envisagée par Richard Heinberg, l’État prend en charge la gestion d’une pénurie grandissante, les oligarchies financières se retrouveront dans la même situation qu’un ours blanc brutalement transporté au milieu du Sahara. Cela ne veut pas dire, naturellement, que nous vivrons dans une société sans classe, seulement que le pouvoir et l’influence passera à ceux dont les compétences seront les mieux adaptées au nouvel environnement.

Cela sera tout aussi vrai dans le domaine politique, et c’est loin d’être une bonne nouvelle.   Les société développées ne maintiennent l’ordre, à l’intérieur comme à l’extérieur, que marginalement par la violence ou la menace de la violence. Elles utilisent le consensus idéologique et une relative abondance matérielle pour garantir leur cohésion interne.  L’épuisement de nos ressources ne peut que mettre à mal ce modèle, d’abord parce que le partage d’un gâteau qui ne cesse de se réduire créera des tensions et une baisse de la légitimité des élites, ensuite parce que l’accès aux ressources sera, à terme, conditionné moins par la capacité à les acheter que par la capacité à s’en assurer le contrôle par la violence ou la menace de la violence.

Bien sûr un certain nombre de bobos feront du bruit avec leur bouche pour s’opposer à cette logique. Gageons qu’ils se fatigueront assez vite lorsqu’il s’agira de prendre les termes "partager la richesse" et "marcher pour la paix" au pied de la lettre.

La conséquence, c’est que ceux qui auront le contrôle effectif de la force prendront du poids dans le système politique, tant national qu’international.  Cela ne signifie pas que nous aurons droit à un régime prétorien, même si ce n’est pas impossible si la situation se dégrade suffisamment – Cuba et la Corée du Nord ont subi une profonde crise de ressource et ne sont pas devenues des dictatures militaires. Cela veut juste dire que dans un monde où les positions de pouvoir seront de plus en plus incertaines, ceux qui les détiennent recourront à la force brute et que par conséquent les professionnels de la violence (militaires, policiers, miliciens ou mercenaires) prendront un poids de plus en plus grand. Le résultat peut aller de la démocratie musclée à la prolifération de seigneurs de la guerre en passant par la bonne vieille dictature et toute une variété de populismes armés rouges, noirs ou verts.

Pour les élites actuelles c’est naturellement une mauvaise nouvelle. Un partie non négligeable de leur membres devront céder la place à des ruffians dépourvus de toute éducation mais disposés à faire ce qu’il faut pour que le système survive. Par ailleurs, plus une élite, quelque soit son origine, est dépendante d’hommes en armes pour sa propre préservation, plus ces hommes en armes seront tentés de remplacer leurs maîtres.

Mettez votre pouvoir entre les mains de manieurs de sabres et tôt ou tard, pour citer Glenmor, "vos prétoriens viendront quérir les deniers de la trahison".

Face à cette évolution, qui est probablement inéluctable, notre tâche doit être de préserver ces acquis fondamentaux que sont l’égalité des citoyens devant la loi, la limitation du pouvoir politique et la règle de droit, toues choses qui peuvent et doivent survivre dans un monde de rareté.

Ce n’est évidement pas en nous focalisant sur telle ou telle abstraction bobo que nous y arriverons, pas plus qu’en nous enrôlant sous la bannière de telle ou telle populisme ou de telle ou tell bureaucratie partisane. L’étude des traditions civiques de la Nouvelle Angleterre, ou de certains courants de pensées du XIXème siècle comme le distributisme peuvent cependant montrer un début de voie.

Autant dire que dans un pays partagé entre populisme et sentimentalisme bobo et où tout le monde semble s’entendre pour ne surtout pas faire face à la réalité, c’est loin d’être gagné.

4 commentaires:

  1. Je ne sais si vous avez raison, mais si c est le cas, je dirai que le pays le mieux prepare pour y faire face est les USA
    Pourquoi ?
    Parce que les armes sont en vente libre (et largement dissémines) et qu il est donc bien plus dur pour une bande armee d y imposer sa loi ou de piller le voisin

    RépondreSupprimer
  2. Le problème avec cette logique, c'est que l'armée, la vraie, aura toujours plus d'hommes, de matériel et de munitions que vous mais que par contre, s'il y a des armes disséminées partout, il sera beaucoup plus facile à des groupes extrêmistes de devenir armés.

    RépondreSupprimer
  3. si l etat est faible il n est pas sur qu il ait les moyens d entretenir une veritable armee. Regardez par exemple au congo. soldats pas payes, indiciplines, mal equipe ...
    Je ne parle meme pas des cas des soldats vendant leurs armes a ceux qu ils devaient combattre (russes en tchetchenie ou plus ancien l armee de Tchang Kai Tchek contre celle de Mao)

    On peut aussi imaginer des cas de separatismes et une partie de l armee faisant scission et se battant contre l autre. C etait tres courant au moment du declin de l empire romain


    Quand a croire qu une armee suréquipée doit toujours vaincre, c est une illusion. L Afghanistan est est le parfait exemple (et pas le seul, on peut citer le Vietnam ou l Algerie pour la france)

    RépondreSupprimer
  4. Oui, mais la force d'une armée ou d'une police se mesure à ce qu'elle doit affronter. Les armées des seigneurs de la guerre chinois dans les années 20 étaient pathétiques, dans l'absolu, mais pour contrôller les populations chinoises ou se battre entre elles, elles étaient plus que suffisantes.

    Quant à vaincre un guerrilla, c'est tout à fait possible (par exemple les communistes en Malaisie), mais c'est autant une lutte politique que militaire et les gouvernements occidentaux ont rarement les moyens politiques de mener une telle action en dehors de leurs frontières. A l'intérieur des dites frontières, je peux vous assurer que ce serait une toute autre affaire.

    RépondreSupprimer