mardi 6 mars 2012

Conservatisme



La malédiction de quelqu'un a dû fonctionner car nous vivons une époque intéressante. C'est ainsi que le principal candidat conservateur à l'élection présidentielle française passe son temps à proposer des réformes, au point qu'on se demande ce qu'il peut bien vouloir conserver. Si sa position est certainement caricaturale, elle est loin d'être isolée, et l'on cherchera en vain l'incarnation du principe de Montesquieu, selon lequel " il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare, et lorsqu'il arrive, il ne faut y toucher que d'une main tremblante".

C'est en partie la conséquence du mode de désignation démocratique de nos gouvernants -on ne se fait pas élire en ne promettant rien – mais en partie seulement. C'est aussi la manifestation de cette idéologie du progrès qui imprègne notre société et qui postule que l'histoire a un sens, et que celle-ci nous mène ou bien vers une toujours plus grande prospérité, ou bien vers une catastrophe ou une révolution qui nous ouvrira magiquement les portes de l'utopie.

Cette idéologie est à ce point prégnante que même ses adversaires – l'extrême-droite catholique par exemple – formule son opposition en ses termes. Il n'est pas jusqu'aux fascisme et au cauchemar cancéreux du nazisme qui ne présentent leurs projets en termes révolutionnaires.

La notion de changement organique, de cycle, le principe d'une histoire faite "de bruits et de fureur […] et ne signifiant rien", semble avoir totalement disparu de notre univers mental, en même temps que l'idée même de conservatisme.

Parler de conservatisme est toujours difficile. En Europe, il s'est formé en réaction à la Révolution Française et aux idées des Lumières qui la guidait. Sur le continent, la guillotine et les mousquets ont très vite, et des deux côtés, remplacé la conversation, et la contestation des principes révolutionnaires a été accaparée par l'école théocratique de Louis de Bonald ou de Xavier de Maistre, dont le principe était pour citer Bonald "l’homme ne peut pas plus donner une constitution à la société religieuse ou politique, qu’il ne peut donner la pesanteur aux corps ou l’étendue à la matière."

La Grande Bretagne, cependant, était gouvernée par un régime sinon démocratique, du moins constitutionnel depuis la Glorieuse Révolution de 1688, et l'on pouvait, sans trop de risques, y discuter des événements du moment. Certains anglais ont d'ailleurs pris fait et cause pour la Révolution. C'est ainsi que Mary Wollstonecraft a déménagé à Paris en 1792. Elle en est parti assez précipitamment en 1793, craignant, pas forcément à tort, de perdre la tête si elle s'attardait trop longtemps.

Le personnage le plus intéressant de cette période, cependant, est un gentleman irlandais nommé Edmund Burke. Il est généralement considéré comme le père du conservatisme.

Il n'en a pourtant pas le profil.

Né en 1729 et membre du Parlement en 1765, il fut de ceux qui soutinrent la lutte des colons américains, écrivant au moment de l’indépendance des États-Unis :

Je ne sais comment souhaiter le succès à ceux dont la victoire signifierait la séparation d'avec une noble et grande partie de notre empire. Je peux cependant encore moins souhaiter le succès à l'injustice, à l'oppression et l'absurdité.

Edmund Burke était un Whig, un partisan du parlement contre l'autorité royale. Il ne croyait pas à la monarchie de droit divin et admettait parfaitement que l'on puisse renverser par la force un régime tyrannique ou injuste – les anglais l'avaient d'ailleurs fait en 1648 et 1688. Il s'opposait également à la domination protestante en Irlande et dans le contexte politique actuel, il aurait été sans doute classé à gauche.

Pourtant, lorsque la Révolution Française a éclaté, il s'y est opposé, rompant avec nombre de ses anciens compagnons de parti et écrivant un ouvrage qui fera date : les Réflexions sur la Révolution en France. Contrairement aux traditionalistes français, il ne refuse pas la Révolution parce qu'elle est contraire à un ordre divin, mais parce qu’elle prétend établir un ordre quasi-divin basé sur des idées abstraites, ce qui, dans son esprit ne pouvait aboutir qu’à la tyrannie, puis à la dictature militaire – sur ce point, d’ailleurs, on ne peut lui donner tort.

A la création ex-nihilo d’un ordre nouveau basé sur la force, Burke préfère, non pas l’immobilisme des traditionalistes, mais un changement graduel, ancré dans les institutions existantes. Il voit, en effet, la société comme un organisme complexe, s’étendant bien au delà de la génération présente, et qui doit évoluer selon sa logique et ses lois propres.

La [Glorieuse] Révolution [de 1688] a été faite pour préserver nos anciennes et indiscutables lois et libertés, et cette ancienne forme de gouvernement qui est la seule garantie de nos lois et de nos libertés (…) L’idée même d’inventer de toute pièces un nouveau type de gouvernement est suffisante pour nous remplir de dégoût et d’horreur. Nous souhaitions à l’époque de la Révolution et souhaitons toujours tirer tout ce que nous possédons de l’héritage de nos ancêtres. A cet héritage, nous avons fait attention de ne rien greffer qui soit étranger à la nature de la plante originale (…) Dans la fameuse loi (…) appelée la Pétition des Droits, le Parlement dit au roi "vos sujets ont hérité cette liberté", basant leurs libertés, non sur des principes abstraits, "de par les droits des hommes", mais de par les droits des Anglais, comme un patrimoine reçu de leurs ancêtres.

Le concept de patrimoine est ici fondamental., car le patrimoine est quelque chose qui se transmet. Nous le recevons de nos ancêtres et avons l’obligation de le préserver pour nos descendants qui en sont tout autant propriétaires que nous. Le jeter à bas au profit de quelques grandiose plan pour établir le paradis sur terre, outre que cela mène souvent à un enfer très convainquant, revient à les spolier de leur héritage.

C’est d’ailleurs cela cela qui distingue la Révolution Américaine, et son héritière européenne de 1848 de la première révolution française et de son héritière terroriste de 1917.

Il est tout aussi absurde, cependant, de s’enfermer, à l’instar des riposteurs laïque ou des traditionalistes catholiques, dans un fixisme sans horizon. Il fut un temps, et Burke lui-même le savait bien, où le peuple anglais était soumis à l’arbitraire royal. Les droits de l’homme et la laïcité, tout ce que le Conseil Constitutionnel considère comme les principe fondamentaux reconnus par les lois de la République, se sont intégré, non sans nécessaires luttes et débats, dans notre héritage commun. Aucun gouvernement, aussi légitimement élu soit-il, ne saurait les remettre en cause. On peut penser que la présence de l’Islam et le mariage homosexuel y entreront aussi. La dynamique va certainement dans ce sens.

A l’inverse, certaines portions de notre héritage sont tombé dans l’obsolescence. A une certaine époque, catholique et français étaient presque synonymes. Vouloir aujourd’hui imposer une identité chrétienne à pays d’églises vides et de prêtres sénescents serait justement tomber dans l’abstraction et la négation de l’histoire que dénonce Burke.

Il est évident que les partis que l’on qualifie habituellement de conservateurs sont à des années-lumière de cette vision du monde. Un de leurs représentants, l’américain Fukuyama, a même poussé le comique involontaire jusqu’à proclamer la fin de l’histoire – exercice qu’on croyait jusqu’alors réservé aux marxistes et aux témoins de Jéhovah.

Depuis l’arrivée au pouvoir dans les années 80 de doctrinaires du marché libre, il semble, que le conservatisme traditionnel, qui faisait de la prudence dans l’action une vertu, ait cédé la place à un progressisme bis exaltant l’entreprise sociale-darwinienne et la concurrence libre et non faussée, voie obligée vers un paradis consumériste, pendant libéral de la société sans classes.

C’est d’autant plus regrettable que l’épuisement des ressources nous promet des changements aussi profonds que désagréables. En 1972, l’équipe de Donella et Dennis Meadows annonçaient au monde que nos ressources étaient limitées et que nous courrions au désastre si nous ne faisions rien. Quarante ans ont passé et nous n’avons rien fait. Nous subissons aujourd’hui les premiers symptômes de l’effondrement qu’ils avaient alors prévu. Celui-ci prendra du temps, et comme un cancer il sera entrecoupé de trompeuses périodes de rémissions. Il est cependant, à ce stade, probablement inévitable.

Et c’est justement dans ce genre de moment que nous avons le plus besoin de l’esprit du vieil Edmund Burke. Il sera tentant, au milieu des crises et des pénuries engendrées par l’épuisement de nos ressources, de nous lancer dans un nouveau cycle d’expérimentations sociales hasardeuses et d’élever, dans la fureur et dans le sang, de nouveaux paradis sur terre.

Leur échec est aussi inévitable que notre déclin. Ces vaines tentatives pour forcer la réalité complexe dans le moule de la Raison, du Matérialisme Dialectique ou de la Concurrence Pure et Parfaite, ne feront que rendre la chute plus difficile et plus sanglante et la renaissance plus incertaine et plus lointaine.

Comme le rappelait John Michael Greer :

Les intellectuels idéalistes (...) sont, en fait ; totalement inadaptés aux rôles de leadership dans la vie politique. La politique, comme le dit l'adage, est l'art du possible, elle exige le compromis, la volonté de trouver un terrain d’entente avec des gens ayant des idéaux et des intérêts radicalement divergents, ainsi que la capacité de prendre en compte complexité morale et faillibilité humaine. Les idéalistes sont notoirement mauvais dans ce domaine parce qu'ils sont pris dans le jeu des abstractions, et oublient trop souvent de remarquer que le monde réel ne suit pas nécessairement les modèles abstraits que nous créons pour l’expliquer. Les résultats, comme un coup d'œil à l'histoire le montre, vont de l’opéra-bouffe à l'enfer sur terre.

Il y aura un monde après l’épuisement de nos ressources et l’effondrement de la première tentative humaine pour créer une civilisation technologique. Si, cependant, nous voulons qu’il reprenne le meilleur de nous-même, nous devons lui éviter la folie et le carnage qui constituent le véritable héritage de Robespierre et de Lénine.

Et peut-être écouter ce vieux réformateur de Burke tonner contre les folies de la raison.

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