La
malédiction de quelqu'un a dû fonctionner car nous
vivons une époque intéressante. C'est ainsi que le
principal candidat conservateur à l'élection
présidentielle française passe son temps à
proposer des réformes, au point qu'on se demande ce qu'il peut
bien vouloir conserver. Si sa position est certainement caricaturale,
elle est loin d'être isolée, et l'on cherchera en vain
l'incarnation du principe de Montesquieu, selon lequel "
il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le
cas est rare, et lorsqu'il arrive, il ne faut y toucher que d'une
main tremblante".
C'est en
partie la conséquence du mode de désignation
démocratique de nos gouvernants -on ne se fait pas élire
en ne promettant rien – mais en partie seulement. C'est aussi
la manifestation de cette idéologie du progrès qui
imprègne notre société et qui postule que
l'histoire a un sens, et que celle-ci nous mène ou bien vers
une toujours plus grande prospérité, ou bien vers une
catastrophe ou une révolution qui nous ouvrira magiquement les
portes de l'utopie.
Cette
idéologie est à ce point prégnante que même
ses adversaires – l'extrême-droite catholique par exemple
– formule son opposition en ses termes. Il n'est pas jusqu'aux
fascisme et au cauchemar cancéreux du nazisme qui ne
présentent leurs projets en termes révolutionnaires.
La
notion de changement organique, de cycle, le principe d'une histoire
faite "de bruits et de
fureur […] et ne signifiant rien",
semble avoir totalement disparu de notre univers mental, en même
temps que l'idée même de conservatisme.
Parler
de conservatisme est toujours difficile. En Europe, il s'est formé
en réaction à la Révolution Française et
aux idées des Lumières qui la guidait. Sur le
continent, la guillotine et les mousquets ont très vite, et
des deux côtés, remplacé la conversation, et la
contestation des principes révolutionnaires a été
accaparée par l'école théocratique de Louis de
Bonald ou de Xavier de Maistre, dont le principe était pour
citer Bonald "l’homme
ne peut pas plus donner une constitution à la société
religieuse ou politique, qu’il ne peut donner la pesanteur aux
corps ou l’étendue à la matière."
La
Grande Bretagne, cependant, était gouvernée par un
régime sinon démocratique, du moins constitutionnel
depuis la Glorieuse Révolution de 1688, et l'on pouvait, sans
trop de risques, y discuter des événements du moment.
Certains anglais ont d'ailleurs pris fait et cause pour la
Révolution. C'est ainsi que Mary Wollstonecraft a déménagé
à Paris en 1792. Elle en est parti assez précipitamment
en 1793, craignant, pas forcément à tort, de perdre la
tête si elle s'attardait trop longtemps.
Le
personnage le plus intéressant de cette période,
cependant, est un gentleman irlandais nommé Edmund Burke. Il
est généralement considéré comme le père
du conservatisme.
Il n'en
a pourtant pas le profil.
Né
en 1729 et membre du Parlement en 1765, il fut de ceux qui soutinrent
la lutte des colons américains, écrivant au moment de
l’indépendance des États-Unis :
Je
ne sais comment souhaiter le succès à ceux dont la
victoire signifierait la séparation d'avec une noble et grande
partie de notre empire. Je peux cependant encore moins souhaiter le
succès à l'injustice, à l'oppression et
l'absurdité.
Edmund
Burke était un Whig, un partisan du parlement contre
l'autorité royale. Il ne croyait pas à la monarchie de
droit divin et admettait parfaitement que l'on puisse renverser par
la force un régime tyrannique ou injuste – les anglais
l'avaient d'ailleurs fait en 1648 et 1688. Il s'opposait également
à la domination protestante en Irlande et dans le contexte
politique actuel, il aurait été sans doute classé
à gauche.
Pourtant,
lorsque la Révolution Française a éclaté,
il s'y est opposé, rompant avec nombre de ses anciens
compagnons de parti et écrivant un ouvrage qui fera date :
les Réflexions sur la Révolution en France.
Contrairement aux traditionalistes français, il ne refuse pas
la Révolution parce qu'elle est contraire à un ordre
divin, mais parce qu’elle prétend établir un
ordre quasi-divin basé sur des idées abstraites, ce
qui, dans son esprit ne pouvait aboutir qu’à la
tyrannie, puis à la dictature militaire – sur ce point,
d’ailleurs, on ne peut lui donner tort.
A la
création ex-nihilo d’un ordre nouveau basé sur la
force, Burke préfère, non pas l’immobilisme des
traditionalistes, mais un changement graduel, ancré dans les
institutions existantes. Il voit, en effet, la société
comme un organisme complexe, s’étendant bien au delà
de la génération présente, et qui doit évoluer
selon sa logique et ses lois propres.
La
[Glorieuse] Révolution [de 1688] a été faite
pour préserver nos anciennes et indiscutables lois et
libertés, et cette ancienne forme de gouvernement qui est la
seule garantie de nos lois et de nos libertés (…)
L’idée même d’inventer de toute pièces
un nouveau type de gouvernement est suffisante pour nous remplir de
dégoût et d’horreur. Nous souhaitions à
l’époque de la Révolution et souhaitons toujours
tirer tout ce que nous possédons de l’héritage de
nos ancêtres. A cet héritage, nous avons fait attention
de ne rien greffer qui soit étranger à la nature de la
plante originale (…) Dans la fameuse loi (…) appelée
la Pétition des Droits, le Parlement dit au roi "vos
sujets ont hérité cette liberté",
basant leurs libertés, non sur des principes abstraits, "de
par les droits des hommes",
mais de par les droits des Anglais, comme un patrimoine reçu
de leurs ancêtres.
Le
concept de patrimoine est ici fondamental., car le patrimoine est
quelque chose qui se transmet. Nous le recevons de nos ancêtres
et avons l’obligation de le préserver pour nos
descendants qui en sont tout autant propriétaires que nous. Le
jeter à bas au profit de quelques grandiose plan pour établir
le paradis sur terre, outre que cela mène souvent à un
enfer très convainquant, revient à les spolier de leur
héritage.
C’est
d’ailleurs cela cela qui distingue la Révolution
Américaine, et son héritière européenne
de 1848 de la première révolution française et
de son héritière terroriste de 1917.
Il est
tout aussi absurde, cependant, de s’enfermer, à l’instar
des riposteurs laïque ou des traditionalistes catholiques, dans
un fixisme sans horizon. Il fut un temps, et Burke lui-même le
savait bien, où le peuple anglais était soumis à
l’arbitraire royal. Les droits de l’homme et la laïcité,
tout ce que le Conseil Constitutionnel considère comme les
principe fondamentaux reconnus par les lois de la République,
se sont intégré, non sans nécessaires luttes et
débats, dans notre héritage commun. Aucun gouvernement,
aussi légitimement élu soit-il, ne saurait les remettre
en cause. On peut penser que la présence de l’Islam et
le mariage homosexuel y entreront aussi. La dynamique va certainement
dans ce sens.
A
l’inverse, certaines portions de notre héritage sont
tombé dans l’obsolescence. A une certaine époque,
catholique et français étaient presque synonymes.
Vouloir aujourd’hui imposer une identité chrétienne
à pays d’églises vides et de prêtres
sénescents serait justement tomber dans l’abstraction et
la négation de l’histoire que dénonce Burke.
Il est
évident que les partis que l’on qualifie habituellement
de conservateurs sont à des années-lumière de
cette vision du monde. Un de leurs représentants, l’américain
Fukuyama, a même poussé le comique involontaire jusqu’à
proclamer la fin de l’histoire – exercice qu’on
croyait jusqu’alors réservé aux marxistes et aux
témoins de Jéhovah.
Depuis
l’arrivée au pouvoir dans les années 80 de
doctrinaires du marché libre, il semble, que le conservatisme
traditionnel, qui faisait de la prudence dans l’action une
vertu, ait cédé la place à un progressisme bis
exaltant l’entreprise sociale-darwinienne et la concurrence
libre et non faussée, voie obligée vers un paradis
consumériste, pendant libéral de la société
sans classes.
C’est
d’autant plus regrettable que l’épuisement des
ressources nous promet des changements aussi profonds que
désagréables. En 1972, l’équipe de Donella
et Dennis Meadows annonçaient au monde que nos ressources
étaient limitées et que nous courrions au désastre
si nous ne faisions rien. Quarante ans ont passé et nous
n’avons rien fait. Nous subissons aujourd’hui les
premiers symptômes de l’effondrement qu’ils avaient
alors prévu. Celui-ci prendra du temps, et comme un cancer il
sera entrecoupé de trompeuses périodes de rémissions.
Il est cependant, à ce stade, probablement inévitable.
Et c’est
justement dans ce genre de moment que nous avons le plus besoin de
l’esprit du vieil Edmund Burke. Il sera tentant, au milieu des
crises et des pénuries engendrées par l’épuisement
de nos ressources, de nous lancer dans un nouveau cycle
d’expérimentations sociales hasardeuses et d’élever,
dans la fureur et dans le sang, de nouveaux paradis sur terre.
Leur
échec est aussi inévitable que notre déclin. Ces
vaines tentatives pour forcer la réalité complexe dans
le moule de la Raison, du Matérialisme Dialectique ou de la
Concurrence Pure et Parfaite, ne feront que rendre la chute plus
difficile et plus sanglante et la renaissance plus incertaine et plus
lointaine.
Comme le
rappelait John
Michael Greer :
Les intellectuels idéalistes
(...) sont, en fait ; totalement inadaptés aux rôles
de leadership dans la vie politique. La politique, comme le dit
l'adage, est l'art du possible, elle exige le compromis, la volonté
de trouver un terrain d’entente avec des gens ayant des idéaux
et des intérêts radicalement divergents, ainsi que la
capacité de prendre en compte complexité morale et
faillibilité humaine. Les idéalistes sont notoirement
mauvais dans ce domaine parce qu'ils sont pris dans le jeu des
abstractions, et oublient trop souvent de remarquer que le monde réel
ne suit pas nécessairement les modèles abstraits que
nous créons pour l’expliquer. Les résultats,
comme un coup d'œil à l'histoire le montre, vont de
l’opéra-bouffe à l'enfer sur terre.
Il y
aura un monde après l’épuisement de nos
ressources et l’effondrement de la première tentative
humaine pour créer une civilisation technologique. Si,
cependant, nous voulons qu’il reprenne le meilleur de
nous-même, nous devons lui éviter la folie et le carnage
qui constituent le véritable héritage de Robespierre et
de Lénine.
Et
peut-être écouter ce vieux réformateur de Burke
tonner contre les folies de la raison.
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