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Je
n’ai pas plus de goût pour les procès politiques que pour les
résistances made in boboland. Contrairement aux Pussy Riot (que tous
le monde semble avoir oubliées – sic
transit gloria mundi boborum),
les
Femens n’ont pas, en l’espèce, perturbé de cérémonie
religieuse et il est
absurde d’assimiler leurs prestations, aussi histrioniques
soient-elles, à de l’exhibition sexuelle.
Les
Femens n’ont, en effet, rien inventé dans ce domaine. Les
premiers, à notre connaissance, à s’être dévêtus dans un but
politique étaient une branche des Doukhobors, une secte chrétienne
russe installée au Canada qui protestait contre la scolarisation
obligatoire de leurs enfants. La nudité était pour eux une manière
d’affirmer leur détachement des choses matérielles, ce qui
incluait d’ailleurs parfois les choses matérielles des autres.
Si
les Doukhobors eux-mêmes sont en voie de disparition, leur technique
de protestation a eu un certain succès et est utilisée bien au delà
de l’Ukraine. On peut citer en
vrac
les anti-corridas de PETA, les
pacifistes de Breasts Not Bombs et une canadienne
qui en avait plus qu’assez du bruit de ses voisins.
Les
Femens n’ont donc rien inventé, même pas leur remarquable
capacité à redécouvrir l’eau chaude tous les matins.
Si
les Femens posent problème, et elles le font, c’est sur un autre
registre. Elles ont été accusées de racisme, et non sans raisons.
Certes leur doctrine, au demeurant très simpliste, n’a rien de
raciste mais les préjugés sont bel et bien là. Anna
Hutsol, une des fondatrices du mouvement a ainsi affirmé que la
société ukrainienne avait été incapable "d’éradiquer
la mentalité arabe envers les femmes".
Cette
idée selon laquelle le "bronzé"
est par nature macho, et d’autant plus macho qu’il est "bronzé"
n’a rien d’anodine. On la trouve par exemple dans le très
raciste Birth
of a Nation
qui décrit les noirs américains nouvellement libérés comme des
bêtes en rut ne rêvant que de violer les femmes et les filles de
leurs anciens maîtres. Il s’agissait
– et il s’agit d’ailleurs toujours – d’hyperviriliser
l’homme (plus ou moins) noir pour le déshumaniser. C’est ainsi
qu’on peut lire sous la plume de la suffragette américaine Frances
Willard :
La race colorée se multiplie comme
les criquets d’Egypte. Le magasin de liqueur est leur centre de
pouvoir. La sécurité des femmes, des enfants, de la maison, est
menacée dans des milliers de villes en ce moment même.
Ce
préjugé se perpétue aujourd’hui dans les discours sur le
"machisme
naturel"
des "arabes"
et la "grosse
b..."
des noirs et
constitue une forme de déshumanisation des non-blancs, l’homme
blanc étant considéré comme la norme, l’humain complet
par défaut. Les noirs et les "arabes"
sont eux renvoyés dans une bestialité hyper-virile, que
celle-ci soit crainte ou, au contraire, fantasmée.
Bien
sûr, les Femens ne conceptualisent pas ces préjugés – ils
faudrait pour cela qu’elles soient capables de conceptualiser –
mais elles les colportent, tout
comme le féminisme "classique"
colporte et propage la hiérarchie traditionnelle des rôles genrés
en
considérant qu’une femme ne peut s’épanouir
dans un rôle féminin traditionnel, sauf à être aliéné.
Sur
le même registre, les Femen ont été accusées de néo-colonialisme
par des féministes du monde musulmans, notamment Sara
M. Salem, suite
à leur action anti-burqa à Paris .Cette
dernière reproche au groupe ukrainien de lier la libération de la
femme à l’habillement et de décréter, depuis l’Europe, que
pour être libérée ne doit pas porter telle ou telle pièce de
vêtement (en l’occurrence un voile). Pour la citer :
En
tant que féministe, ces sous-entendus coloniaux me gênaient
extrèmement.
Ils me semblaient que
nous retournions au débat sans fin sur le voile et le féminisme,
dans le cadre duquel de nombreuses féministes continuent à affirmer
que pour être une "vraie"
féministe on doit rejeter le voile.
(…)
En délimitant clairement les frontières de ce qui est un "bon"
et un "mauvais"
féminisme, Femen utilise la rhétorique coloniale féministe qui
définit la femme arabe comme opprimée par la culture et la
religion.
L’argumentation
de Sara M. Salem n’est
pas sans problèmes, car il revient à dire que les européens ne
peuvent porter de jugement sur les pratiques des non-européens. Si
l’on prend la précaution de sanctuariser ce que Michéa appelle la
common
decency,
cependant,
elle est d’une remarquable pertinence. Les Femen nient en
effet
la notion de contexte et
affirment que leur modèle est valable en tous temps et
en tous lieux –
y compris, on le suppose, dans les cultures qui n’érotisent pas la
poitrine féminine. Cela aboutit à créer une sorte d’uniforme de
la femme libérée, en
l’occurrence le topless. C’est bien sûr remplacer un préjugé
par un autre et infantiliser les femmes qui ne souscrivent pas à ce
modèle. Elles sont supposées être aliénées et participer à leur
propre oppression. Leurs opinions et leurs choix sont donc sans
valeurs, comme celles de ces jeunes
filles d’un lycée de la région parisienne convoquées chez le
proviseur pour avoir porté des robes un peu trop longues et un peu
trop unies.
Outre
que cela revient à considérer les femmes comme d’éternelles
mineurs,
incapable de prendre une décision et d’en assumer les
responsabilités, c’est d’une confondante stupidité. Il va de
soi qu’un morceau de tissu – pour reprendre l’exemple du voile
– n’a aucune signification intrinsèque. Sa valeur dépend du
contexte et on peut tout à fait concevoir que dans des pays dominés
par des élites occidentalisées et "laïques"
qui utilisaient leur proximité avec l’occident pour accaparer les
ressources et disqualifier toute forme de contestation, la mise en
avant de telle ou telle tradition peut constituer un acte de
résistance, au régime, ou à la logique libérale, importée
d’occident qui entend détruire les solidarités organiques
traditionnelles pour les remplacer par des rapports
marchands qui ne profiteront qu’aux plus favorisés.
Cela
nous amène, au delà du cas particulier des pays musulmans, au
problème de fond avec les FEMEN : leur inscription dans l’ordre
libéral. Dans une société comme la notre, un mouvement comme celui
des FEMEN, combinant succès médiatique et faiblesse numérique ne
peut qu’être suspect. Il
serait absurde de voir une conspiration derrière elles, mais il
serait tout aussi absurde de croire que les médias mettraient en
avant un groupe qui menacerait réellement l’ordre établi.
![]() |
Manifestation des Femens contre la grippe porcine |
A
l’origine les FEMEN protestaient, habillées, contre le tourisme
sexuel, un
des fléaux de l’Ukraine post-soviètique, et surtout contre
l’apathie du gouvernement dans ce domaine. Leur
action ne rencontra guère d’écho jusqu’au moment où elles
décidèrent de montrer leurs seins. On
commença alors à faire attention à elles, pour des raisons qui ont
sans doutes plus de rapport avec les "plans
nichons"
des films de série Z qu’avec une quelconque réflexion politique.
Ce qui n’était au départ qu’une tactique pour se faire
entendre a été théorisée sous le nom de "sextrèmisme".
Il
ne s’agit, cependant, que d’une rationalisation à posteriori. La
logique du spectacle est première, et de ce fait, elle condamne les
FEMEN à n’être qu’un groupe pseudo-subversif de plus dans une
société qui en a accumulé un embarrassant surplus.
Dés
l’instant où vous vous engagez dans une logique de spectacle, vous
vous condamnez, pour durer, à une perpétuelle recherche du
spectaculaire et du choquant, ce qui,n’est
pas réellement compatible avec la création d’un mouvement
politique structuré et capable de peser sur les décisions. Le
fait que les FEMEN soient payées pour leurs actions et que le
mouvement, entièrement dépendant de financement extérieurs,
entretienne de coûteuses infrastructures –
notamment des locaux – renforce cette tendance. En effet, le groupe
ne peut financer son train de vie – et assurer celui de ses
militantes – que si il attire continuellement de nouveaux dons et
donc maintient constamment une forte visibilité médiatique.
![]() | |
Les FEMEN sont donc devenues –
peut-être à leur corps défendant, d’ailleurs – des
entrepreneures de spectacle politique, qui doivent pour exister,
rechercher perpétuellement de nouvelles victimes à défendre et de
nouvelles oppressions à vaincre, quitte à les inventer.
Le
manifeste d’Inna
Schevchenko dans le huffingtonpost est de ce point de vue
particulièrement révélateur
surtout si on le compare, par exemple, à celui de NOW,
une organisation féministe américaine, en
1966.
NOW définissait son objectif comme
suit :
L’objectif de NOW est d’agir
pour que les femmes participent pleinement à la société américaine
et exercent tous les privilèges et toutes les responsabilités que
cela implique, dans un partenariat égal avec les hommes.
Inna
Schevchenko est sur un registre totalement différend. Elle ne
prononce pas une seule fois le mot "égalité"
et la condition féminine qu’elle nous décrit ressemble plus à un
roman de John Normann
qu’à notre réalité quotidienne. Elle ne se donne pas non plus de
but concrets à atteindre mais entend lutter contre "le
système patriarcal",
concept vague qui, à l’instar du "capitalisme"
des groupes gauchistes ou du "cosmopolitisme"
de l’extrême droite, est
indéfiniment ré-interprétable et
permet donc de justifier, ad
vitam aeternam,
l’existence
du groupe.
Betty
Friedan, la fondatrice de NOW, vivait dans un monde où les
perspectives des femmes étaient sévèrement limitées, plus en fait
que dans les sociétés traditionnelles. Pourtant le
statement
of purpose
qu’elle a contribué à rédiger ne cherche pas à combattre une
supposée oppression, mais décrit les femmes comme des adultes qui
doivent être considérées comme telles par la société. Il
s’agit de ce que Christina Hoff Sommer appelle equity
feminism
et personne de décent ne s’oppose à cela, sauf peut-être les
Femens et leurs soutiens.
Le
discours incendiaire d’Inna
Schevchenko –
elle considère
que "les
femmes sont des esclaves modernes",
ce qui est à la fois surréaliste et profondément insultant pour
les vrais esclaves modernes – est
lui, représentatif de ce que la même Christina
Hoff Sommer appelle
Gender
Feminism.
Il décrit les femmes non comme des adultes mais comme des victimes
permanentes qui ne peuvent se libérer qu’en adoptant telle ou
telle ligne du parti (en l’occurrence enlever le haut).
La principale caractéristique des
victimes est qu’elles n’ont pas de libre-arbitre.
Leurs choix et leurs opinions sont l’expression d’une aliénation
ou d’une fausse conscience et ne sont donc pas légitimes.
Cette
attitude n’est pas limité au féminisme version FEMEN (lequel
aurait sans doute horrifié Betty Friedan, soit dit en passant). On
la retrouve dans tous les -ismes
qui composent la gauche sociétale moderne, à l’exception du
mouvement LGBT qui luttant contre des discriminations et des
violences bien réelles ne ressent pas le besoin de faire des
homosexuels des victimes par nature et cherche avant tout leur
intégration dans la normalité républicaine.

Il
est d’ailleurs intéressant que les dominations de classe sont
largement absentes de ce discours alors qu’elles deviennent chaque
jours plus brutales.
C’est
loin d’être un hasard. Les classes moyennes-supérieures, auxquels
appartiennent la plupart des dirigeants de ces -ismes divers et
variés, n’ont aucun intérêt à un mouvement d’égalisation des
richesses, car dans un contexte de non-croissance, il se ferait
forcément à leur dépends. Les
-ismes sociétaux permettent de satisfaire leur soif de bonne
conscience sans menacer leur position sociale. Au contraire, la
logique des quotas leur ouvrira tout une série d’opportunités
et d’emploi – Djemilla du Prisunic et sa nouvelle épouse sont
bien entendu priées de rester derrière leur caisse.
C’est
à ce mouvement de marginalisation des problèmes sociaux au profit
d’une course effrénée à la plus belle victime que concourent les
FEMEN, à leur histrionique et flamboyante manière. Cet histrionisme
et cette flamboyance sont
d’ailleurs parfaitement adaptées
à une société libérale qui pratique la concurrence victimaire
pour ne surtout pas être interrogée sur ses fondements sociaux et
sa viabilité à long terme.
Si
les FEMEN étaient vraiment subversives, elles prendraient en compte
cette dimension, mais cela leur coûterait leur visibilité
médiatique... et la sympathie de nombre de leurs généreux
donateurs.
Le
Big Bazar est si confortable, et surtout si rentable..