Les juges
des cours administratives ont l’habitude des conflits
clochemerlesques. Celui que le tribunal administratif d’appel de
Marseille vient de trancher bat cependant des records dans ce
domaine.
Le maire
d’une petite ville de la banlieue de Montpellier,
Villeneuve-lès-Maguelonnes, avait en effet décidé de placer à
l’entrée de sa commune des panneaux en occitan – jusque-là,
rien que de très habituel. Une association locale, le Mouvement
Républicain de Salut Public, présidée par un nommé Robert
Hadjadj, a attaqué cette décision en arguant, entre autres, de
dispositions du Code de la Route. Le tribunal de première instance
l’a suivi, mais le tribunal d’appel l’a renvoyée dans ses
pénates en lui expliquant qu’un arrêté de 1967 n’avait aucune
valeur s’il ignorait la Loi Toubon et la Constitution. Il a assorti
cette explication d’une facture de 2000 euros, ce qui devrait
sûrement en faciliter la compréhension.
Il n’y a
évidement là rien que de très normal. De la part d’une
association avec un nom aussi déphasé que Mouvement Républicain de
Salut Public on ne pouvait s’attendre qu’à des actions frivoles,
surtout quand on sait qu’il milite pour un retour au calendrier
républicain – oui, celui de vendémiaire, brumaire et nivôse.
Tout au plus pourra-t-on observer que les associations
francophonistes ont soutenu cette action, ce qui démontre que leur
supposée défense de la diversité culturelle n’est que le masque
d’une croisade impérialiste et néo-coloniale. Ce n’est pas une
surprise pour moi, mais il faudra s’en souvenir la prochaine fois
qu’elles geindront.
Au delà de
la furie procédurière d’un groupe de nostalgiques de Robespierre,
ce qui frappe c’est l’importance donnée à ces panneaux. Après
tout, il est extrêmement douteux que la langue utilisée sur les
panneaux d’entrée de ville ait une quelconque influence sur les
habitudes linguistiques des habitants.
La défense
des langues minoritaire est une noble cause, même si, comme toutes
les nobles causes elle a ses fanatiques dangereux. La preuve en est
que ses opposants la combattent sur le mode du "je
ne suis pas... mais..." et se
livrent à d’impressionnantes contorsions intellectuelles pour
expliquer qu’ils sont pour la diversité culturelle, à condition
qu’elle ne bénéficie qu’à eux – les francophonistes ont
particulièrement doués pour cela.
La plus
noble des causes peut être défendue de manière inepte, cependant,
que ce soit par ignorance, facilité ou préjugé de caste.
![]() |
Joshua Fishman |
Le
processus par lequel une langue s’éteint, et par voie de
conséquence les moyens par lesquels on peut l’enrayer, voire
l’inverser, a fait l’objet de nombreuses études dont les plus
connues sont celles de Nancy Dorian sur le gaélique du Sutherland et
de David Crystal sur le dyirbal, sans parler des ouvrages de Joshua
Fishman sur la revitalisation linguistique et notamment Reversing
Language Shift.
Ces études
sont cependant très rarement appliquées sur le terrain, et
certainement pas en France. La barrière linguistique et le caractère
à la fois élitiste et profondément provincial de la culture
française n’y sont certainement pas pour rien, mais il n’y a pas
que cela.
Josuah
Fishman, par exemple, est extrêmement réservé sur les mesures
institutionnelles telles que l'officialisation, l'utilisation par les
médias et l'administration ou l'enseignement, du moins tant que la
transmission intergénérationnelle n'est pas assurée.
Pour le
citer :
[…]
il peut aussi être insatisfaisant pour qui ont des buts plus
ambitieux, requérant le soutien matériel et l'action du
gouvernement. Ces buts ambitieux et ces actions gouvernementales ne
mènent cependant souvent à rien, car ils ne sont pas soutenus par
des communautés de base et des initiatives locales. Un effort à la
base est, lui, au moins un début. Il peut être possible et même
souhaitable d'aller plus loin, plus tard, mais sans ce premier niveau
de soutien, rien de ce qui suivra ne sera durable et les efforts
gouvernementaux peuvent devenir purement formels, ou même calculés
pour aliéner plus de personnes qu'elles en amènent à la cause,
comme les militants pour le gaélique irlandais l'ont appris à leurs
dépends à la fin des années 60 et le début des années 70.
Or,
si le déclin des langues minoritaires (et de tout ce qui ressemblait
à une culture populaire en France) a été précipité par la
dissolution de la société traditionnelle, la cause première de ce
déclin a été la politique de discrimination menée vis-à-vis de
leurs locuteurs par l’Etat et d’une manière générale par les
classes dominantes. Il est donc logique que leurs défenseurs se
tournent aujourd’hui vers l’Etat, le pensant capable de
reconstruire ce qu’il a détruit. Par ailleurs, ces défenseurs
viennent souvent de la fonction publique et des milieux professoraux,
qui ont une foi naïve dans la toute puissance de l’Etat en général
et de l’école en particulier.
Que
le seul parti politique d’envergure à s’opposer ouvertement à
la signalisation bilingue – pour prendre cet exemple – soit le
Front National en dit long sur les motivations réelles de ceux qui
s’y opposent d’une manière, disons moins ouverte, notamment dans
ce qu’on appelle le courant "républicain".
Il y
a néanmoins une grande différence entre "juste" et
"efficace" et si se battre pour des symboles peut-être
utile dans certains cas, se concentrer sur eux quand on ne dispose
que de ressources limitées est rarement une bonne idée ; Ainsi
si les écoles par immersion garantissent une certaine forme de
transmission, même si celle-ci est moins durable que la transmission
familiale, se battre pour la visibilité du breton dans la vie
quotidienne ou l'administration, pour parler de ce que je connais,
est un remarquable gaspillage d'énergie militante.
Pour
citer Josuah Fishman :
L'objectif
à ce stade (comme à tous les stades) doit être de se transcender,
c'est à dire d'acquérir ce qui manque le plus au succès de
l'entreprise : des groupes de jeunes, des associations de jeunes
adultes, des groupes de jeunes parents et finallement des communautés
résidentielles ou des quartiers utilisant (ou menant à
l'utilisation) de la langue minoritaire. […] La route vers la mort
sociétale est pavé d'actions qui ne sont pas centrées sur la
continuité intergénérationnelle.
Naturellement,
cela implique un certain degré d'exclusion, ou plutôt de séclusion,
ce qui n'est guère populaire aujourd'hui (sauf lorsqu'il s'agit de
se couper de la culture mondiale, ce qui est, après tout, l'objectif
principal de la francophonie). Cela peut aussi avoir des implications
en termes de carrière ou de confort matériel, ce qui risque
d'éloigner les bobo – je ne suis pas sûr que ce dernier point
soit véritablement un inconvénient, cependant. Ce n'est pas un
hasard si les seules langues immigrantes à avoir survécu aux USA
sont celles des communautés religieuses isolationnistes comme les
Amish ou les Hutterites.
C'est
ici que les projets de revitalisation linguistique rejoignent
l'évolution générale de nos sociétés. Notre civilisation
globalisée, atomisée, étatisée et marchandisée ne peut rester
tout cela que grâce à toute une série d'institutions extrêmement
dépendantes elles-mêmes d'un apport constant d'énergie et de
ressources.
Or,
comme l'avait prédit "Halte à la
Croissance" dans les années 70, ces
ressources s'épuisent et avec elles la capacité de notre
civilisation à assumer le coût de sa propre survie. Cela se
traduira par une longue crise économique, qui ne cessera de
s'approfondir, ainsi que par une relocalisation et une simplification
sociale forcée.
Le
monde ne redeviendra sans doute jamais la collection de mondes
distincts et isolés qu'ils était avant la première expansion
coloniale européenne, mais une fragmentation politique et culturelle
est sans doute inévitable. Tout aussi inévitable est
l'affaiblissement puis l'extinction des reliques coloniales comme la
francophonie (comme quoi même les pires désastres peuvent avoir des
côtés positifs) et des grandes utopies universalistes.
Parce
qu'elles favorisent l'adaptation au milieu environnant, les périodes
de vaches maigres poussent à la diversité culturelle et
linguistique... et les vaches de l'avenir risquent fort d'être
faméliques.
Par
ailleurs, comme à chaque fois qu'un système s'effondre, l'économie
redeviendra locale et communautaire, peut-être même pré-monétaire.
Ce qui conditionnera la survie de tel ou tel groupe dépendra, non
plus de sa capacité à se positionner dans la mondialisation, mais
sa capacité à créer des liens forts entre ses membres – pour
faire simple, le modèle Amish risque d'être plus porteur que le
modèle new-yorkais.
Dans
un tel contexte,l'État nation moderne ne peut que se défaire au
profit de structures plus légères qui laisseront l'essentiel de la
gestion quotidienne à des pouvoirs locaux (qui ne seront pas
nécessairement démocratiques), au terme d'un processus qui ne sera
pas nécessairement pacifique.
Ce
que cela signifie c'est que les langues et les formes culturelles qui
dépendent d'institutions comme l'école pour se maintenir seront en
très grande difficulté. C'est évidement une mauvaise nouvelle pour
le français, dont la forme orale est devenue si différente de la
forme écrite qu'on peut se demander si elles ne constituent pas deux
langues distinctes. C'est également une mauvaise nouvelle pour les
langues minoritaires qui n'auront pas réussi à établir ou rétablir
une base communautaire stable. Elles risquent fort d'être emportées.
Les
écoles bilingues peuvent être un outil de relocalisation, et donc
de revitalisation à condition de se transcender elles-mêmes et de
servir de base à une véritable vie communautaire. Même si c'est
toujours amusant d'énerver les francophonistes, je ne suis pas sûr
qu'on puisse en dire autant des panneaux.